L’interprétation de l’art pariétal peut se faire à deux niveaux :
le premier concerne les fonctions de cet art dans les sociétés des humains préhistoriques. Les scientifiques se demandent pourquoi ces humains peignaient et ornaient les grottes. Est-ce que cela avait une fonction dans leur société ? Qui étaient les artistes ?
les pariétalistes se concentrent aussi sur chaque panneau, pour tenter d’en comprendre le sens. Ils font appel à des théories ou connaissances de champs divers pour construire des interprétations qui leur semblent cohérentes.
Bien évidemment, ces deux niveaux s’alimentent l’un l’autre. La connaissance de plusieurs sites archéologiques ornés, dans diverses zones géographiques et à diverses époques, permet de confirmer et d’infirmer des hypothèses sur ce qui se passait à Chauvet.
Les scientifiques, archéologues spécialistes de l’art pariétal et de la préhistoire, s’accordent aujourd’hui sur l’idée que l’art serait lié à l’expression d’une culture et de croyances communes, qui structuraient probablement, de façon importante, les sociétés. Les humains, par cet art, exprimaient leur rapport au monde et à leur environnement ; ils se transmettaient des savoirs et des histoires. Ils célébraient, via des rituels, les moments forts de cette structuration. De plus, au vu de l’homogénéité des dessins en Europe et de l’homogénéité au sein d’une même cavité, il est fort probable que seuls certains individus étaient autorisés à dessiner et que ces dessins obéissaient à des codes. Si, au contraire, n’importe qui avait pu dessiner ce qu’il souhaitait, nous aurions une variété de sujets plus prégnante, de même que de nombreuses « pattes » d’artistes et des styles plus divers.
Concernant l’interprétation plus spécifique de chaque panneau, l’équipe de recherche de la grotte Chauvet a choisi d’utiliser, entre autres, l’outil de la psychologie de la forme. La psychologie de la forme, issue de la « Gestalt » théorie allemande, analyse en même temps les formes du dessin et son support. Cette théorie part du principe que fond et forme sont indissociables car ils sont perçus ensemble (la perception globale – le général – précède la perception des détails). De plus, la Gestalt théorie cherche à comprendre la façon dont nous percevons les stimuli visuels, indépendamment de notre âge ou de notre culture. C’est extrêmement utile quand on cherche à analyser l’art préhistorique, dont nous ignorons presque totalement le contexte culturel, faute de texte.
Dans la grotte, la lumière était faible. La vision de l’espace était donc morcelée et différente de ce que l’on voit aujourd’hui avec un éclairage puissant. De plus, l’espace n’est pas plan, la paroi devient alors un support pouvant structurer le dessin. Ainsi, dans le panneau des Lions dans la salle du Fond, on peut remarquer un cadrage horizontal et vertical qui sont donnés par le volume irrégulier et non plan de la paroi. La mise en scène des félins est très dynamique. Ils sont en position horizontale, opposés aux bisons, qui eux sont représentés dans la verticalité. Il y a une nette opposition visuelle entre ces deux groupes d’animaux. Les félins se jettent sur les bisons. Les têtes de bisons sont dessinées sur l’arête de la paroi, dans un plan différent. De plus, ceci correspond à un comportement éthologique connus des bisons : le troupeau entier change brusquement de direction pour échapper à ses prédateurs. Le changement de plan pour représenter les bisons est une façon de dynamiser la fresque. On perçoit, en tant que spectateur, que les bisous tournent ! C’est comme si les bisons se dirigeaient subitement vers nous. Le panneau dessiné crée une relation avec les spectateurs, qui se trouve inclus dans l’histoire.
L’étude de l’ordre des traces montre que ce panneau a été dessiné de gauche à droite : d’abord les bisons puis les lionnes. Mais, à l’inverse, le regard va clairement de droite à gauche : on voit les lionnes en position d’attaque, puis les bisons qui fuient. Cela signifie que lors de la constitution du dessin, l’artiste avait la totalité du projet en tête, et que sa composition était pensée avant de démarrer les traces. Les recherches en psychologie de la forme, associées à celles sur l’ordre des gestes, permettent d’enrichir l’interprétation des panneaux ornés et d’en percevoir la grande sophistication.
La grotte Chauvet, une découverte bouleversante concernant l’origine de l’art dans les sociétés humaines.
La découverte de la grotte Chauvet a bouleversé la vision que l’on avait de l’art préhistorique. En décembre 1994, quand Jean Clottes est appelé pour authentifier la grotte, il pense que les dessins sont récents et effectués entre 20 000 et 15 000 ans avant notre ère.
À cette époque, les chercheurs, dont Jean Clottes, utilisent le modèle du grand préhistorien André Leroi-Gourhan (1911-1986) qui décompose l’évolution de l’art pariétal de façon linéaire, depuis un art ancien archaïque vers un art plus évolué et plus récent. Malgré des incohérences, c’était le modèle de référence.
La grotte Chauvet est un témoignage des racines de la pensée symbolique, par son ancienneté et la profusion des œuvres. L’étude de la préhistoire, science récente du début du XXe siècle, puise sa méthodologie dans celle des géologues, avec une vision stratigraphique. Les préhistoriens ont alors naturellement pensé une « stratigraphie de l’art ». Ils ont imaginé que la maîtrise des techniques artistiques suit de près les évolutions des autres techniques comme l’obtention des pierres taillées ou polies ou la maîtrise du feu. Mais aujourd’hui, cette façon de voir est remise en question. En effet, nous n’imaginerions pas aujourd’hui juger l’évolution de l’art du XXe siècle en étroite relation avec l’évolution de la technique automobile et du moteur thermique. Les peintures pariétales de la grotte Chauvet montrent qu’il faut découpler l’art du Paléolithique de la stratigraphie culturelle et le dissocier des cultures lithiques associées à l’étude des restes et outils en pierre. Cette pensée « nouvelle » remplace peu à peu la pensée linéaire de Leroi-Gourhan.