Cette synthèse a été rédigée par Louis Derrac, concepteur indépendant, chef de projet et formateur.
Le 5 avril 2023, Universcience a tenu une première journée dédiée à l’éducation au numérique éthique et responsable. Il s’agissait de la seconde édition des Rendez-vous Éduc, deux journées professionnelles d’échanges, de partages d’expérience et de création autour d’une problématique éducative, à destination de toute la communauté éducative.
Dans le domaine de l’éducation, le numérique ouvre de nouvelles potentialités et de nombreuses possibilités d’apprentissage, d’inclusion et d’information. Dans le même temps, le numérique atteint un âge de raison et ses impacts (environnementaux, humains, sociaux, politiques) sont mieux connus et compris.
Pour cette journée, il s’agissait de dresser un état des lieux au travers d’une diversité d’interventions, et d’explorer des alternatives numériques responsables et éthiques en présence d’un nombre d’acteurs variés.
L’événement fut à l’image de la thématique : complexe, dense, riche, multicolore. Petit exercice de synthèse.
Numérique éthique et responsable : se mettre d’accord sur les termes et les enjeux⚓
Avant même de parler d’enjeux, il fallait partager une définition commune des termes. Ce fut l’un des apports de la table ronde introductive, réunissant Carina Chatain de la CNIL[*], Claudio Cimelli de la Direction du Numérique pour l’Éducation (DNE), Ignacio Atal chercheur à l’Université Paris Cité - Learning Planet Institute et membre du Comité d’éthique des données d’éducation au ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse et Nicolas Barbet-Vervliet du Réseau Canopé[*].
Ignacio Atal a pu rappeler que l’éthique était une série de principes ou de valeurs ayant comme objectifs de guider nos comportements en tant que société. Tout en rappelant que contrairement à la loi, l’éthique n’était pas contraignante. La loi impose, l’éthique guide. Ainsi, l’éthique est particulièrement utile pour des phénomènes sociaux, des technologies, des paradigmes sociétaux qui évoluent plus vite que la loi. Ce qui, on peut en convenir, est le cas des technologies numériques. L’éthique est guidée par trois principes, parfois en confrontation : préserver l’autonomie des personnes, faire le bien et minimiser les risques, assurer la justice ou l’équité.
Claudio Cimelli a quant à lui énoncé les différentes composantes du numérique responsable, tel que théorisé par le Ministère de l’Éducation Nationale. Un numérique éco-responsable, donc éco-conçu, respectant les règles d’accessibilité et de consentement. Pour aller encore plus loin, l’Institut du Numérique Responsable liste quant à lui cinq dimensions permettant « d’entrer dans une démarche de numérique responsable » : environnement, accessibilité, éthique, résilience et valeurs (plus d’information sur la charte de l’institut).
Pour finir sur les termes, notons que la démarche de numérique responsable dépasse la démarche dite de « Green IT[*] », qui se limite aux impacts environnementaux du numérique. Il ne faut pas non plus la confondre avec « l’IT for green[*] », qui rassemble les technologies susceptibles d’être mises au service de la transition écologique en cours.
Voilà pour les termes. Maintenant, quels sont les principaux impacts et enjeux du numérique ?En voici une sélection non exhaustive :
Environnemental et humain : chaque ordinateur de 2 kg nécessite en réalité 800 kg de ressources (dont 600 kg de minéraux extraits et raffinés dans des conditions humaines et environnementales déplorables) et plusieurs milliers de litres d’eau douce pour sa fabrication. On parle du sac à dos écologique des équipements numériques : toujours plus légers, et paradoxalement toujours plus lourds. Au-delà des terminaux, responsables de l’essentiel de l’impact (au vu de leur nombre et de leur renouvellement trop rapide), l’infrastructure numérique est extrêmement matérielle, donc grande consommatrice de ressources et d’énergie : câbles omniprésents, serveurs, centres de données, centres d’échanges, etc. Plus d’informations.
Social et sociétal : les grandes plateformes du numérique reposent sur un modèle publicitaire ou attentionnel, et ont développé des techniques plus ou moins avancées de captation de l’attention. Ces plateformes ont tendance à créer de l’enfermement, de l’aliénation plus que de l’ouverture et de l’émancipation. Au-delà des grandes plateformes, l’accumulation de données personnelles pose de très nombreux enjeux (en matière de profilage, de surveillance, par exemple), et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de données sensibles (convictions religieuses, politiques, données de santé, etc.) ou des données de mineurs.
Déstabilisation des démocraties : les réseaux et médias sociaux numériques sont massivement utilisés à des fins de désinformation, ce qui peut créer (et a déjà créé) des instabilités politiques voire des basculements de scrutin (élection de Trump, vote par référendum du Brexit, etc.) dont on peine encore à mesurer pleinement l’impact. Ce qui est certain, c’est que les conflits modernes (la guerre en Ukraine est en ce sens pleine d’enseignements) se jouent aussi dans la sphère numérique et sur les réseaux sociaux.
Renforcement des inégalités : comme toute technologie, le numérique a tendance à aggraver les inégalités existantes, comme l’a rappelé la Défenseure des droits avec un rapport sur la dématérialisation des services publics, publié en février 2022. Ce sont les pauvres qui subissent le plus les technologies numériques, mais aussi les femmes, les étrangers, les personnes en situation de handicap.
Voilà pour l’état des lieux, peu réjouissant, de l’avis partagé des organisateurs de l’événement et de la plupart des participants. Heureusement, la journée proposait précisément de découvrir des réflexions et alternatives permettant de réconcilier les technologies numériques avec un futur émancipateur, désirable et soutenable.
Vous pourrez retrouver la liste exhaustive de ces alternatives en complément de cette synthèse. Poursuivons notre exercice de synthèse en extrayant quelques points saillants de cette journée.
Points saillants de la journée⚓
Éduquer au numérique éthique et responsable : de nombreux acteurs concernés et engagés
La journée proposée par Universcience a rassemblé autour d’elle de nombreux acteurs du numérique et des alternatives numériques. Une preuve supplémentaire du caractère hautement transversal du numérique en général, et du numérique responsable en particulier.
Ainsi, de nombreuses institutions, organismes et opérateurs publics étaient représentés : le Ministère de l’Éducation Nationale, la DANE de Créteil et de Lyon, la CNIL[*] (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés), le Réseau Canopé ou encore la ville d’Échirolles. Et bien sûr, l’organisateur de l’événement lui-même, Universcience, qui a fortement mobilisé ses médiateurs scientifiques dans des ateliers.
De nombreuses associations et porteurs de projets étaient également présents pour proposer des ateliers ou des conférences : l’Institut du Numérique Responsable, Wikimedia[*], Framasoft[*], e-Enfance, l’April[*], ou encore Métacartes[*].
Enfin, le public composé d’enseignants et de professionnels de l’éducation est venu nombreux.
Autant d’acteurs qui s’engagent à divers niveaux pour éduquer à un numérique éthique et responsable, en commençant par utiliser eux-mêmes des outils numériques éthiques et responsables. Comme toujours, ces acteurs ont besoin de se rencontrer, d’échanger, de partager des ressources, de faire écosystème.
À noter du côté des acteurs institutionnels et associatifs, une très forte représentation de la culture du logiciel libre et des communs numériques, qui font incontestablement partie de l’équation d’un numérique plus éthique et responsable. Une impression d’ailleurs corroborée par la stratégie du numérique pour l’éducation, qui propose de soutenir le développement des Communs numériques, entre autres.
Des injonctions contradictoires pas encore résolues
Le passage à une stratégie de numérique responsable constitue, pour beaucoup d’acteurs, un virage, une inflexion, voire un ralentissement. Ainsi, comme l’expriment certains acteurs présents à la journée, il faut à la fois innover, rester compétitifs (y compris vis-à-vis d’acteurs internationaux très actifs, États-Unis et Chine en tête), répondre aux besoins élémentaires du terrain (besoin d’équipement « qui marche »), réduire les coûts dans un contexte de budgets en baisse, améliorer l’efficacité des enseignants… Tout en prônant un numérique éthique et responsable.
On le comprend, proposer une transition numérique de la société (dont l’éducation et l’école font partie), tout en souhaitant limiter les impacts cités plus haut, relève d’une injonction contradictoire que ressentent vivement les acteurs de terrain, et que le numérique responsable tente de réconcilier, au moins en partie, dans la vision de Vincent Courboulay.
On se souvient qu’Audran le Baron, le Directeur du Numérique pour l’Éducation au Ministère de l’Éducation nationale, proposait de se limiter à un numérique éducatif « utile »[*], sur le plan pédagogique. Rappelons que ce sont les collectivités (régions, départements, communes) qui financent les équipements numériques. Rappelons aussi que la fabrication des terminaux peut représenter jusqu’à 80 % des impacts environnementaux. La réduction de ces injonctions contradictoires sera donc éminemment politique, et se fera aussi sur le terrain.
Éduquer au numérique éthique et responsable, quelles finalités ?
Au travers de la journée, des tables rondes mais aussi des nombreuses et qualitatives propositions d’atelier, on pouvait détailler trois finalités à l’éducation au numérique éthique et responsable.
La sensibilisation d’abord. Le numérique est un ensemble de technologies finalement très récent, encore mal compris par la population, « digital natifs » compris. Il y a donc un enjeu fort à rematérialiser l’infrastructure numérique que les ingénieurs et les marketeurs ont rendue invisible par des prouesses techniques (les technologies sans fil qui limitent les besoins de câbles, des interfaces numériques toujours plus ergonomiques, presque magiques) et sémantiques (vos données sont dans le nuage, le « cloud », on « dématérialise » les services publics), autant de choix de mots qui donnent une impressions d’intangible. La sensibilisation consiste en une première pierre qui permet d’explorer l’impact de notre infrastructure numérique.
La réflexion ensuite, deuxième pas, consiste à dépasser la sensibilisation et s’interroger sur ses usages et pratiques numériques. Comment agir vis-à-vis de ses données personnelles ? Quelles conditions accepter pour utiliser des services numériques grand public ? Cette étape est essentielle. Elle doit permettre aux jeunes (et aux moins jeunes) de réfléchir à l’impact que le numérique a sur les sociétés.
Le pouvoir d’agir enfin. Comment faire pour créer collectivement un numérique désirable, acceptable, responsable ?
Comment former des citoyens éclairés, capables de construire le monde de demain ? L’éducation au numérique éthique et responsable doit pouvoir augmenter le pouvoir d’agir des futurs citoyens, qui ne doivent pas qu’être sensibilisés aux impacts du numérique. Ils doivent pouvoir créer des alternatives et contribuer à décider d’autres règles du jeu. Sur ce pouvoir d’agir enfin, la journée a pu montrer la tension, mais aussi l’imbrication, qu’il peut y avoir entre l’action individuelle (comparable à un « éco-geste »), et l’action collective donc politique.
Tour d’horizon des alternatives numériques responsables et éthiques
Durant la journée, de nombreux temps ont permis d’explorer des alternatives numériques nombreuses en quantité et variées dans leur domaine d’application.
Certains ateliers et conférences proposaient avant tout de sensibiliser le public, en proposant de faire le point sur ses pratiques numériques et leurs impacts. C’était le cas de plusieurs conférences proposées par l’Institut du Numérique Responsable (INR)[*], la CNIL[*], mais aussi d’ateliers proposés par les médiateurs d’Universcience.
D’autres ateliers permettaient également de découvrir des alternatives concrètes pour réfléchir et agir pour un numérique éthique, responsable et émancipateur : discuter (et débattre) autour du numérique éthique avec les Métacartes[*]. Les communs numériques avec Wikipédia et Vikidia[*], mais aussi OpenStreetMap[*]. L’hébergement alternatif et sous logiciel libre avec le collectif CHATONS[*] et l’exemple de Framasoft[*]. Le logiciel libre en général, avec de très nombreuses alternatives aux logiciels grand public.
Globalement, le programme reflétait les différentes dimensions du numérique responsable : l’impact environnemental qui implique d’éco-concevoir, de refuser, de faire durer, ou encore de réparer ses équipements numériques. L’impact sur l’humain qui implique une sensibilisation accrue des différents publics, mais aussi des modèles économiques différents, des outils numériques plus respectueux des données mais aussi de l’attention humaine. Comme évoqué précédemment, vous retrouverez plus d’informations sur ces ateliers dans la documentation de l’événement.
Comment éduquer au numérique éthique et responsable ?⚓
Cette illustration de Christel Han, la dessinatrice qui a croqué l’ensemble de l’événement, donne pour finir un instantané assez juste de la situation. Il y a aujourd’hui un constat partagé sur l’importance d’éduquer au numérique, et d’autant plus que l’écosystème numérique actuel a de trop nombreux impacts négatifs sur l’environnement, la société et les humains qui la composent. Cet enseignement doit permettre de contribuer à développer les conditions d’un numérique beaucoup plus responsable, acceptable, soutenable. Il doit aussi permettre de donner aux jeunes (et moins jeunes) les capacités d’augmenter leur pouvoir d’agir, d’exercer leur citoyenneté, et de ne plus seulement être des utilisateurs ou des consommateurs passifs.
Mais qui doit, ou encore, qui peut éduquer et former au numérique ? Quelle forme doit prendre cette éducation ? Une discipline ? Un enseignement transversal à l’image de l’Éducation aux Médias et à l’Information ? Et quand commencer ? Dès l’école primaire, quand les enfants commencent à découvrir les outils numériques, ou plus tard, quand ils sont capables d’en comprendre un peu mieux les rouages ? Idéalement, en transverse et sur du long terme, assurément. C’est la vision la plus ambitieuse. La plus difficile à mettre en place aussi. Car cet enseignement, qui le fait, et par où commencer ?
Comme le disent les libristes, la route est encore longue, mais la voie est libre.
Complément :
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