L’objectif de cette table ronde était de définir les termes et les enjeux de l’éducation au numérique éthique et responsable. Les intervenants étaient :
Ignacio Atal, chercheur à l’Université Paris Cité - Learning Planet Institute et membre du Comité d’éthique des données d’éducation au ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse
Carina Chatain, responsable de l’éducation au numérique à la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL[*])
Claudio Cimeli, directeur de projet, Direction du Numérique pour l’Éducation (DNE), en charge de la stratégie numérique responsable du ministère
Nicolas Barbet-Vervliet, directeur territorial adjoint Réseau Canopé Auvergne Rhône-Alpes
La table ronde a été animée par Marie-Catherine Mérat, journaliste scientifique.
Marie Catherine Mérat a ouvert la table ronde :
Fin janvier, Science Po Paris interdisait à ses étudiants l'utilisation du robot conversationnel ChatGPT pour la production de travaux écrits ou oraux sous peine de « sanctions »… Deux mois plus tard, plus de 1000 personnalités de la tech, dont Steve Wozniak, cofondateur d’Apple, ou encore Elon Musk, réclamaient une pause dans le développement des systèmes avancés d’intelligence artificielle, qu’ils jugent dangereux « pour l’humanité ». Au même moment, un rapport de l’Ademe et de l’Arcep révélait que nos activités numériques représentent 2,5 % de l’empreinte carbone nationale et qu’à horizon 2030, si rien n’est fait pour réduire cet impact environnemental et que les usages continuent de progresser au rythme actuel, l’empreinte carbone du numérique en France augmenterait d’environ 45 % par rapport à 2020…
L’actualité nous rappelle chaque jour que le numérique est partout dans nos vies, qu’il les transforme et surtout qu’il est urgent de s’interroger sur ses usages, ses apports, ses risques, ses impacts… et d’éduquer les plus jeunes à ces questions parfois complexes, pour les rendre acteurs de leur vie numérique.
Ignacio Atal a proposé une première définition du mot éthique :
L’éthique, c’est une série de principes ou de valeurs qui ont pour objectif de guider nos comportements et qui ne sont pas contraignants contrairement à la loi ; la loi nous impose des comportements alors que l’éthique cherche à guider nos comportements.
L’éthique est pertinente lorsque les choses évoluent vite en terme de société comme c’est le cas du numérique, les situations sociales évoluant plus rapidement que la loi évolue.
Voici quelques principes éthiques fondamentaux :
Respect de la personne, de son autonomie et de sa liberté
Bienfaisance : les comportements font-ils du bien et minimisent-ils les risques ?
Justice ou équité : est-ce qu’on ne laisse personne de côté avec le comportement que l’on met en place ?
La difficulté est que ces principes sont en confrontation. Par exemple, pendant la période de la pandémie, nous nous sommes posés la question de l’utilisation des outils de visioconférence peu compatibles avec les règlements en vigueur mais qui sont dans le même temps très ergonomiques, accessibles à un grand nombre d’élèves. Ne pas les utiliser (risque de mise à l’écart de certains élèves) comme les utiliser (risque de partage des données personnelles à des personnes tierces) peut aller à l’encontre de la bienfaisance ou de l’autonomie des élèves. Ainsi l’éthique n’est pas une règle qui s’applique à tout le monde et ses principes peuvent rentrer en confrontation.
À propos du numérique responsable, Claudio Cimeli indique que cela recouvre tout ce qui est lié :
à l’éco-conception et l’éco-responsabilité,
au respect du Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RGAA[*]) afin de faciliter l’accès au numérique aux personnes en situation de handicap ou empêchées,
à l’utilisation des données et notamment la façon dont ces données peuvent être échangées
à l’éducation et la façon dont le numérique contribue à l’éducation en respectant les valeurs et principes éthiques énoncés ci-dessus.
Le numérique responsable est un élément de la stratégie du numérique pour l’éducation engagée par le ministère de l’Éducation Nationale.
Éthique et responsable sont deux notions qui vont de pair. En considérant par exemple nos limites planétaires, le choix d’un numérique sobre et responsable est aussi un choix pour la bienfaisance de la planète.
Sur ces notions, il est donc nécessaire d’être formé et d’éduquer les plus jeunes. Carina Chatain indique qu’une enquête portant sur l’éducation à la citoyenneté numérique [*]montre que les enseignant·e·s s’estiment peu ou insuffisamment formé·e·s au numérique ce qui leur pose un certain nombre de difficultés dans leurs classes. Par ailleurs, les enseignants considèrent qu’ils manquent de temps pour mettre en œuvre cette éducation et ils sont favorables à l’idée que des structures extérieures à l’école, associations ou autorités indépendantes, viennent dans les classes pour expliquer les enjeux du numérique responsable à leurs élèves.
Avec l’évolution très rapide des technologies, telles que l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale ou encore le métaverse[*], des enjeux éthiques importants sont soulevés et la loi a du mal à suivre, même si un cadre juridique est fixé, notamment avec le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD[*]). Une des missions de la CNIL[*] est d’évaluer l’impact de toutes ces nouvelles technologies sur les libertés des personnes.
Notons que le numérique n’est pas que négatif et offre des opportunités importantes. Pendant la pandémie, le numérique a par exemple permis de garder le lien pendant les périodes de confinement. Des chercheurs en neuroscience ont également montré que les jeux vidéos peuvent développer de nouvelles capacités cognitives ou des compétences stratégiques.
Cependant des risques existent et les jeunes sont plus vulnérables sur internet car ils ne sont pas conscients de ces enjeux. Ces risques sont notamment liés à la protection des données personnelles, au piratage de compte, à la cyberviolence, à l’économie de l’attention ou encore à l’exposition à des contenus inappropriés.
Qu’en est-il de la protection des données d’éducation : données des élèves, des parents, des enseignant·e·s ou des ressources humaines concernant les apprentissages des élèves et les pratiques pédagogiques ?
Certaines données sont notamment particulièrement sensibles comme par exemple les données d’absentéisme d’un élève qui peuvent être reliées à la religion de celui-ci ou à son état de santé. D’autres données liées aux émotions des élèves, transmises via des forums par exemple, peuvent également être considérées comme sensibles ou encore celles liées à l’orientation et aux résultats scolaires.
Réseau Canopé[*], opérateur du ministère en charge de la formation tout au long de la vie des enseignant·e·s, notamment en environnement numérique, conseille les entreprises de la Edtech. Ce service, nommé « L’accélérateur d’innovations pédagogiques », propose à ces entreprises un diagnostic de leur projet de développement concernant la pertinence pédagogique des contenus, l’adéquation avec le système scolaire ainsi que sur l’application du RGPD afin qu’elle ne soit pas basée sur un modèle économique fondé sur la récupération des données personnelles des élèves ou des enseignant·e·s. À ce sujet, Claudio Cimeli précise que les plateformes de la Edtech sont déjà régulées par les règlements de la commission Européenne concernant la circulation des données personnelles et la commercialisation.
Concernant la formation des enseignant·e·s, Nicolas Barbet-Vervliet explique que Réseau Canopé a monté une plateforme ouverte, Canotech qui a pour objectif de sensibiliser les enseignant·e·s sur des temps courts de formation. La plateforme propose également des podcasts, « Extra-classe ». L’objectif de cette plateforme est d’accompagner les enseignant·e·s à développer de nouvelles façons de travailler à partir du numérique, de façon sobre et éthique. L’objectif est aussi qu’ils puissent développer les compétences numériques nécessaires chez leurs élèves pour construire les citoyen·ne·s de demain, importantes dans le cadre des compétences du XXIe siècle. Il est aujourd’hui nécessaire que les élèves soient conscients et deviennent des citoyen·ne·s éclairé·e·s dans leurs usages du numérique au quotidien, dans la classe comme à la maison.
Quelles stratégies nationales quant aux équipements numériques des écoles ?
La stratégie numérique responsable du ministère conduit différents travaux. Certains concernent les administrations centrales et ses agents, d’autres les élèves, les enseignant·e·s et les établissements scolaires. Il s’agit d’un travail d’échanges avec les collectivités territoriales en charge du déploiement des équipements dans les établissements scolaires. Un point particulier de cette stratégie est l’évolution des équipements : centres de données académiques, respect d’une réglementation concernant le renouvellement des équipements, leur réutilisation et leur réparabilité.
L’éducation au numérique est un enjeu sociétal et politique : jusqu’où sommes nous prêt à aller et à concéder une partie de nos libertés individuelles ? Il s’agit donc d’avoir collectivement une démarche réflexive sur le numérique, l’utilisation que l’on fait des nouvelles technologies et sur l’impact que cela a sur nos vies privées ainsi que sur nos données personnelles. En découle la nécessité de former les enseignant·e·s, les parents, les décideurs et décideuses et d’éduquer pour permettre une compréhension du fonctionnement de ces écosystèmes. Chacun peut alors être plus armé pour faire des choix alternatifs.
Une démarche réflexive
« Mais pour quelle finalité ? interroge Louis Derrac dans le public. On apprend tout ça aux enfants, mais pourquoi ? Une fois qu’on leur a dit globalement que le numérique ça pollue ou que la plupart des plateformes qu’ils utilisent sont toxiques, qu’est-ce qu’on leur propose ?»
« Je pense que l’objectif est d’avoir collectivement une démarche réflexive sur le numérique, l’utilisation que l’on fait des nouvelles technologies, l’impact que cela a sur nos vies privées, répond Carina Chatain. Une fois qu’on a compris comment marche cet écosystème, on est plus armé pour faire des choix alternatifs. La façon dont on va appréhender ces nouvelles technologies, les limites qu’on va fixer, jusqu’où on est prêt à concéder une partie de nos libertés individuelles… Ce sont des choix de société. »
Visionner la table ronde en vidéo :
Complément :
Pour prolonger :
Numérique pour l’éducation (synthèse)
Ouvrage « L ’âge du capitalisme de la surveillance », Shoshana Zuboff
Site internet du Comité d’éthique pour les données de l’éducation